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Un esprit comme de l'eau

Entretien avec Vernon Kitabu Turner



"Oui, je connais Turner", dit la voix au bout du fil. J'étais au téléphone avec l'agent Willie Mills de l'Unité de Prévention Criminelle de la police de Portsmouth en Virginie, praticien des arts martiaux et ancien élève du maître de jujitsu C.O. Neal. Avant d'arriver à contacter Mills par téléphone, j'en étais toujours nulle part. À présent, j'étais excité. Mills avait été témoin, plus de vingt-cinq ans auparavant, des prouesses devenues légendaires de Vernon Kitabu Turner : ce jeune poète au visage innocent, se prêtant à des démonstrations publiques dans toute la région d'Hampton Roads, avait relevé les défis d'experts de haut niveau en arts martiaux, et avait vaincu chacun d'entre eux en l'espace de quelques secondes. La technique qu'il employait pour combattre ses dangereux adversaires était tout aussi stupéfiante et impressionnante que la rapidité avec laquelle Turner les éliminait: un seul doigt!
Je m'excusais auprès de l'agent Mills de paraître sceptique. Le fait de chercher à vérifier après-coup ses récits incroyables après avoir passé, une semaine plus tôt, à Norfolk, une belle journée en compagnie de Turner, cet homme extraordinairement doux, me donnait un vague sentiment de culpabilité.
"Vous n'avez pas à vous excuser auprès de moi." dit Mills. "Je suis policier. Je vérifie tout. À votre place, je vérifierais aussi un cas pareil".
Je reconnus que j'avais des difficultés à visualiser la technique de Turner luttant avec un seul doigt.
"Avez-vous jamais vu quelqu'un se faire poignarder ? Il est difficile de voir ce qui se passe - un peu comme deux personnes en train de danser," expliqua Mills. "Le couteau fait tout le travail. Ça n'a l'air de rien comme ça, et pourtant le ravage est terrible."
"Oh", dis-je, ayant pourtant toujours du mal à imaginer Turner causant pareil invisible ravage parmi ses adversaires, d'autant que lui-même m'avait dit que ses victimes n'éprouvaient aucune douleur, ne gardaient aucune blessure et ne lui inspiraient rien d'autre, dans son âme, que de l'amour.
"Certes," dit le policier, "il possède une technique inhabituelle. Inhabituelle - mais pas inconnue. Ça s'appelle "un esprit comme de l'eau", et si vous entendez tout ceci pour la première fois, vous êtes sur le point d'embarquer pour un voyage fascinant."
En songeant à la journée passée avec Kitabu Turner, je me rendis compte en effet que ce n'avait été qu'un commencement, et que pour de mystérieuses raisons, Turner - non seulement ses incroyables victoires, mais l'homme lui-même - demeurait, par certains aspects, tout aussi énigmatique après notre rencontre qu'il l'avait été avant que je ne m'envole pour la Virginie, alors que je m'attendais a être reçu à l'aéroport par un hybride plus grand que nature de Superman et de Kwai Chang Caine, le personnage de Kung Fu. Si tout ce que j'avais lu à son sujet était vrai, pensais-je ce jour-là dans l'avion, alors Kitabu Turner devait être l'exemple le plus proche du véritable super héros qu'il me serait jamais donné de rencontrer.

Vernon Kitabu Turner est né à Portsmouth en 1948, et pendant qu'il me conduit de l'aéroport de Norfolk à mon hôtel, ses commentaires sur les quartiers et sur les détails du paysage qui défilent à ma fenêtre évoquent les épreuves et les affronts de son enfance dans un Sud ou régnait la ségrégation. "A une époque, me rappelle-t-il plus tard, où le peuple noir n'avait pas de droits à faire valoir et où nos vies ne valaient pas cher". C'est dans ces circonstances qu'il fait vœu, à l'age de neuf ans, "de devenir le protecteur des faibles", se consacrant à l'art de l'autodéfense "avec non moins d'ardeur qu'un samouraï japonais". C'était une grande décision pour un gringalet épris de livres, lui qui avait toujours été considéré comme "bizarre" par sa famille et ses amis à cause de ses fréquents et longs silences et d'un singulier détachement à l'égard de son corps.
A l'âge de douze ans, alors qu'il tient déjà du prodige, Turner est présenté pour la première fois au regretté Maître Neal qui tenait un dojo (école d'arts martiaux) dans le quartier. Neal reconnaît le potentiel de l'adolescent, mais Turner fait le choix de ne pas devenir son élève et d'entretenir plutôt avec le célèbre maître une relation proche et informelle, tout en s'entraînant de son côté, imaginant des exercices à partir d'anciens manuels d'arts martiaux japonais qu'il découvre à la bibliothèque municipale. (C'est dans l'un de ces textes qu'il découvre le Bushido, la voie du guerrier.) Atteint de tuberculose, il passe près de deux ans à l'hôpital. Puis, à l'âge de dix-sept ans, il quitte la Virginie pour New York, muni seulement du numéro de téléphone d'une amie de sa mère. Il commence une nouvelle vie à Bedford Stuyvesant, un quartier de Brooklyn dominé par les gangs. Dans les semaines qui suivent son arrivée, il commence déjà à remplir la promesse de son enfance, se faisant une réputation dans les rues de cette ville étrangère pour sa volonté intrépide de s'opposer à ceux qui "pratiquent la violence et autres formes de stupidité".
Pendant cette période à New York, Turner finit ses études supérieures et travaille comme écrivain et éditeur, contribuant par son talent littéraire et théâtral au mouvement naissant des Arts Noirs. Il fait aussi plusieurs rencontres inattendues, comme par coïncidence, avec des maîtres spirituels itinérants venus de l'Orient proche et lointain, dont la plus marquante est la rencontre déterminante, en 1967, avec le maître zen Nomura Roshi. Dans son livre Soul Sword (L'Ame Epée), Turner écrit: "Des problèmes familiaux généraient un conflit émotionnel qui ne me laissait pas en paix. Un jour, après avoir demandé en prière conseils et assistance, l'Esprit en moi me conduisit à quarante kilomètres de là jusqu'à Greenwich Village. Là, j'ai rencontré un homme vêtu d'un kimono, assis mains croisées sur un banc du parc de Washington Square. L'air autour de lui était imprégné de paix. J'étais empli de félicité en sa présence."
Turner a commencé à méditer à l'âge de trois ans, d'après son souvenir. Il s'est toujours senti isolé des autres et incertain de sa place dans le monde en raison de sa nature intériorisée et profondément spirituelle. En présence de Nomura Roshi, qui était arrivé la veille du Japon, Turner reçoit instantanément la confirmation de sa propre expérience et l'accepte sur le champ pour maître. "Après avoir été initié à la voie du za zen (méditation) par le Maître, écrit-il, je continuais à m'entraîner aux arts martiaux et à pratiquer le Shikan-Taza (méditation sans forme) comme s'il n'y avait aucun lien entre les deux. Imaginez ma stupeur lorsque, un jour, alors que j'étais assis à méditer, j'ai senti toutes les barrières s'effondrer. Un torrent de lumière s'est déversé et, en un instant, j'ai compris le secret de l'autodéfense, de l'intérieur. Il n'y avait pas de mystère. Lorsque je me suis levé de mon siège, tout m'est paru clair." En l'absence quasi-totale d'apprentissage formel en art martial, le jeune Turner, dans "un torrent de lumière", est apparemment devenu soudain un maître.
Je connaissais déjà la fin de l'histoire. Turner passe les mois qui suivent à rechercher des maîtres en arts martiaux disposés à mettre sa révélation à l'épreuve, et il relève chaque défi. Puis, lorsqu'il retourne en Virginie, son vieil ami Maître Neal organise une "épreuve par combats" dans le cadre du Conseil des Organisations Unies de Dojo (Board of United Dojo Organizations - BUDO), "assemblée sanctionnée par les sensei (professeurs) du plus haut niveau et les maîtres de la région d'Hampton Roads ". Ses adversaires sont "des ceintures noires aguerries, et même, à un moment donné, six ceintures noires à la fois." À la fin de cette épreuve, l'assemblée se réunit. "Grâce à la bienveillance des maîtres et à la direction de mon Maître Intérieur, je passai, en un seul grand bond, de l'absence totale de statut au rang de ceinture noire, quatrième dan de Wa-Jitsu (la Voie du Consentement) et d'Aïkijutsu, et le conseil me décerna le Prix Ronin - celui du "guerrier sans maître". Peu de temps après, Turner fait la rencontre la plus décisive de sa vie : son gourou indien bien-aimé, Sant Keshavadas, qui le reconnaît comme maître spirituel lui-même et bénit sa mission "de guérir l'âme afro-américaine".
Alors que nous poursuivons notre route à travers la ville, je me souviens des images de super héros que la prose de Turner avait fait naître dans mon esprit. Je ne peux m'empêcher de me demander jusqu'à quel point ce guerrier à l'inspiration divine, qui avait pénétré mon imaginaire par ses écrits, allait ressembler ou non à l'être de chair et de sang avec qui je m'apprête à passer l'après-midi. Je suis de plus en plus impatient de commencer notre entretien. Mon "esprit de voyageur" s'apaise peu à peu pour se concentrer sur les questions difficiles qui m'amènent jusqu'ici. Quel est donc le "secret" qu'a compris l'homme qui s'exprime doucement à mon côté ? Est-ce l'Eveil ? Et si oui, quel en est le rapport avec une maîtrise de soi si accomplie que, dans les jours suivants sa révélation, Turner avait été disposé à la soumettre à une épuisante série d'épreuves ultimes ? Au cours de notre dialogue pendant les quelques heures qui allaient suivre, j'allais découvrir de multiples dimensions de la maîtrise comme de l'Eveil, chez un homme remarquable qui se mouvait avec la même aisance dans le monde des arts martiaux que dans celui des Roshis zen.






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