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Le vif du sujet
Dialogue entre Père Thomas Keating et Andrew Cohen
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AC: Physique et même simplement émotionnel - le désir d’être vu comme spécial, ce genre de chose. Car j’ai remarqué, en observant simplement ma propre expérience, que dans la nature même du désir sexuel, se trouve une forme de compulsion psychologique et émotionnelle à vouloir être vu d’une certaine manière, et aussi à vouloir avoir et consommer. En prenant du recul, on reconnaît que c’est précisément la force ou le pouvoir mêmes de l’ego.
TK: Oui, je pense que c’est absolument juste et vrai. Cela cherche toujours sa propre satisfaction, alors que le vrai Soi ne s’engage pas dans ce genre de mélodrame.
AC: Je voulais aussi vous interroger sur le fait que nombreux - si ce n’est la plupart - des grandes figures spirituelles de tout temps, ont choisi de mener une vie de célibat. Pourquoi pensez-vous que ce soit le cas ?
TK: Et bien, je pense qu’il y a aujourd’hui suffisamment de preuves venant de la psychologie, qui nous permettent de reconnaître que l’énergie sexuelle n’est pas seulement dans le corps, mais a aussi à voir avec l’inconscient. Et la portée, l’étendue et la puissance et de cette énergie sont énormes et doivent être respectées. Lorsqu’elle est canalisée, par la dévotion à Dieu et le service aux autres, cette énergie commence à émerger particulièrement dans les pratiques méditatives, sous une forme différente. Au lieu de juste vous submerger, elle est canalisée par la foi solide que vous avez en Dieu, et par votre amour pour les autres; elle est transmutée ou transformée en possibilités plus élevées d’énergie que l’on utilise pour rechercher la présence de Dieu, ce qui n’est pas une voie facile. Cultiver la capacité à faire directement face à cette énergie devient un soutien dans notre poursuite du bien le plus haut et le plus difficile à atteindre, et particulièrement dans cet objectif ultime de se soumettre absolument à Dieu. Les grandes figures spirituelles dont vous faites mention ont sans doute compris cela de façon implicite, mais je pense qu’il est extrêmement important que ceux parmi nous qui font l’expérience du développement ou de l’émergence de cette énergie en eux-mêmes, aient les outils en main pour en faire bon usage, parce que si l’on n’est pas bien préparé pour l’émergence de l’énergie subtile de la sexualité, on peut alors en être tout à fait renversé. Il y a une relation, me semble-t-il, entre le développement de la conscience dans l’état de chasteté - dont vous avez magnifiquement décrit les fruits comme « la douceur » - et ces forces noires de la psyché qui peuvent transformer cette même énergie, en crises de l’ego, en égoïsme pur, si elle est libérée trop tôt, c’est-à-dire avant que la personne ne soit équipée spirituellement pour savoir que faire avec cette sorte d’énergie primitive.
C’est la raison pour laquelle, j’ai la très forte conviction que la pratique de la chasteté ne devrait jamais être isolée d’autres formes de pratiques qui renforcent les relations au sein de la communauté, comme la dévotion, la véritable amitié, cette sorte d’intimité qui ne cherche aucune récompense mais plutôt le bonheur de l’autre personne. Et aussi, je pense que pour beaucoup de personnes, le célibat doit être nourri par une relation toujours plus intime avec Dieu, afin que la présence divine soit vécue de plus en plus comme une force vitale de sa propre conscience, et afin que l’on consente à la présence et à l’action de Dieu, à la fois, dans sa méditation et dans sa vie de tous les jours.
AC: En regardant très profondément cette question, une chose m’est apparue. De façon générale, à l’intérieur des cercles religieux et spirituels, mais aussi en dehors, les êtres humains ont tendance à avoir une ou deux positions de base ou jugements de valeur, par rapport à la nature ultime de la sexualité. L’une de ces vues est que la sexualité est "bonne, saine et naturelle". C’est manifestement une croyance très populaire à l’époque où nous vivons, souvent alimentée par une certaine rébellion contre les idées répressives et les traditions du passé. L’autre position, que beaucoup de religions traditionnelles semblent mettre en avant, est que la sexualité serait une chose "mauvaise, sale et démoniaque". Mais, ce qui m’apparaît de plus en plus est que de toute évidence, la force sexuelle elle-même, ne peut être ni "bonne, saine et naturelle", ni "mauvaise, sale et démoniaque" - parce qu’elle est simplement ce qu’elle est, en et par elle-même. Elle n’est intrinsèquement ni bonne ni mauvaise.
TK: Et bien oui, j’hésiterais certainement à dire qu’elle est mauvaise. Je pense que la meilleure façon de voir la sexualité c’est de la considérer comme la dynamique de base entre les hommes et les femmes, une force de croissance humaine qui a besoin d’être cultivée, mais de la manière juste, avec discipline et en faisant des choix matures, afin qu’elle ne devienne pas source de névrose. Mais dès lors que l’on dit qu’il y a quelque chose de mal dans la sexualité, alors on se range du côté de ceux qui ne croient pas que tout ce que Dieu a créé puisse être bon. Ce que nous faisons avec la sexualité peut ne pas être bon, mais cela ne peut en aucun cas signifier que la force sexuelle ne soit pas absolument essentielle. Cette force ne doit pas être réprimée, mais transmutée, transformée, intégrée dans la totalité de notre être - alors vous aurez un être humain complet. Prenez, par exemple, ceux qui sont au service des autres à travers un ministère: s’ils répriment quelque émotion que ce soit, y compris les sentiments sexuels, ils seront perçus comme inhibés, et ils ne vont impressionner personne. Je pense que la sexualité est une vertu positive, et que cela représente un danger dans le célibat seulement à partir du moment où on la nie et où on réprime alors ses sentiments, au lieu de les intégrer dans le développement toujours en évolution de ses capacités propres, y compris ses facultés intuitives et spirituelles, qui sont d’après moi particulièrement favorisées par un engagement au célibat monastique. Je pense que quand on n’adopte pas la position que la sexualité est bonne, on perd immédiatement de vue le pouvoir qu’elle a d’unifier et de faire mûrir l’âme humaine et le corps afin que l’esprit puisse se manifester à travers nous.
AC: Je suis d’accord avec vous. Mais je pense que je parlais de quelque chose de légèrement différent. Parce que le pouvoir de la sexualité est si fort, nous autres humains, sommes toujours à la recherche de moyens de nous sentir à l’aise, ou d’une certaine manière, aux commandes, face à son étrange et irrésistible pouvoir. Une des stratégies que les êtres humains utilisent, pour se sentir à l’aise face à la sexualité, est de dire "C’est bon, sain et naturel"; une autre, bien sûr, est de la rejeter en disant "C’est mal, sale et démoniaque." Et je pense, foncièrement, que ni l’une ni l’autre de ces positions ne pourront jamais représenter de façon juste ce qu’est véritablement la sexualité. Mon propos est que, peut-être, la force de la sexualité en elle-même est ultimement neutre, parce que simplement elle est - elle est la force créatrice ou le pouvoir créateur de la vie, de l’univers en état de devenir. Et je pense que parce qu’elle est si impérieuse, si effrayante, si irrésistible et si séduisante, adopter une position de neutralité vis-à-vis de la sexualité, nous force vraiment à nous pencher sur la relation que l’on a à elle, et cela sans jamais relâcher son attention et sans qu’on puisse jamais avoir la sécurité de se dire "Ah, oui, je sais ce que c’est".
TK: Oui, maintenant je comprends et suis totalement d’accord avec vous. Comme la plupart des choses dans la vie, je crois que c’est une question d’intention. Et c’est dans l’expérience de cette intention que l’on évolue vers une intégration plus élevée. Mais lorsque l’on est bloqué dans l’un de ces deux extrêmes dont vous venez de parler, la croissance humaine se ralentit - ou s’arrête net - jusqu’à ce que l’on perçoive qu’il faut aller au-delà de chacune de ces vues, aucune des deux n’étant complètement humaine. Négative ou positive, elles sont juste des réponses à l’instinct, et l’être humain est bien plus que l’instinct. Un être humain a plein d’autres pouvoirs que l’instinct soutient. L’instinct est parfait dans le cadre de sa propre portée, mais est incomplet en tant que force de motivation pour la vie dans son ensemble. Mais c’est la condition humaine, voyez-vous. Et bien sûr, la majorité des gens y répondent en agissant sexuellement comme si le sexe était le seul plaisir de la vie.
AC: Précisément.
TK: C’est vrai, il n’y a aucun doute là-dessus: certaines personnes semblent réellement ne vivre que pour cela, nous avons même une industrie qui entretient cela, avec toutes les formes d’aberration sexuelle que cela implique. Et on le brandit sous le nez des jeunes, dans la plupart des cités et des villes aujourd’hui, et, bien entendu dans les médias.
AC: Oui, c’est partout.
TK: Alors, il est inutile de le dire, il n’y a plus de véritable soutien pour l’engagement à la chastetédans notre culture. Bien qu’il n’y ait jamais eu qu’un très petit nombre de personnes intéressées de toute façon ; dans le passé au moins on en avait dans certaines communautés un profond respect. Mais aujourd’hui, même parmi les Catholiques, ce respect a diminué. Il est triste de penser que, peut-être, aussi bien le mariage que le célibat monastique souffrent aujourd’hui de ce que nous pourrions appeler l’incapacité chez la plupart de ceux des quelques dernières générations, de s’engager à une chose pour la vie - quelle qu’elle soit - ou même pour une longue période de temps. Parce qu’il n’y a plus aucun modèle pour cela. Tant de divorces, de déménagements, de changements de travail ou de profession, de voyages, de manque de stabilité dans les familles - il n’y a pas d’expérience réelle de la famille élargie, comme de grands-parents qui auraient vécu toute leur vie ensemble. Alors venir dire aux gens qu’ils doivent s’engager pour la vie, que ce soit avec une personne ou un Dieu, leur paraît insensé, comme s’ils débarquaient sur une autre planète !
Nous avons très peu d’expérience, dans notre culture, des valeurs de modération, d’équilibre, d’intégration de la croissance humaine au-delà de l’instinct vers un point où les besoins instinctifs sont suffisamment intégrés et modérés, pour que leur énergie puisse être utilisée pour l’amour du service de Dieu. Selon moi, c’est le sens véritable du chemin spirituel - nous offrir à nous-mêmes le pouvoir de mettre toutes les forces de notre être, non pas au service de notre propre satisfaction, mais au service de Dieu, des autres et de la planète. Je pense que c’est cela le fruit du célibat, n’est-ce pas ? C’est une sensibilité aux besoins de toutes les autres créatures, et une sorte de bonheur d’appartenir à cet univers. De cette manière, le Créateur ou le Dieu que nous cherchons devient présent non seulement dans notre méditation ou notre prière, mais peut être reconnu comme la source de tout ce qui existe, y compris les événements qui traversent nos pensées et nos sentiments, et bientôt, tout commence à être vu comme cette unité, cet Un, cette conscience immense. Et alors, me semble-t-il, les êtres humains peuvent commencer à vivre en harmonie et en paix, parce qu’ils ont appris à se voir les uns les autres, non pas comme objets, mais comme sujets manifestant une subjectivité immense qui embrasse le tout dans une relation la plus personnelle que l’on puisse imaginer - père, mère, frère, soeur, amant : tous englobés dans une seule comme une perception de l’amour inconditionnel et toujours présent de Dieu. La promiscuité ou la répression ne peuvent que compromettre la réalisation de ce miracle, voyez-vous. Et franchement, j’ai vu bien assez de ces deux déviances dans la vie de ceux qui ont partagé leurs chemins spirituels avec moi - aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du monastère.
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